Un récit découvert par René Berchoud

René Berchoud nous a déjà régalé de textes personnels ou d’interviews de quelques figures du monde apicole local.
Lors de recherches sur Olivier de Serres (agronome du XVI ème siècle) à la bibliothèque de la ville de Paris il est « tombé » sur le chapitre consacré aux abeilles dans son ouvrage « Théâtre d’apiculture et Mesnage des Champs » et a pensé en faire profiter les adhérents de l’Abeille du Forez. Nous avons choisi de vous faire découvrir le passage consacré à l’essaimage. (C’est encore l’époque !) et…dans la version originale, ce qui vous demandera un peu de persévérance dans la lecture. Merci encore à René Berchoud pour sa généreuse contribution à notre modeste bulletin et bonne lecture à tous.

Au recueillir des essoins convient employer grande sollicitude. Premièrement en faisant le guet à l’entour des rusches, la saison en estant venue, et très expressément aux heures requises, à ce que les abeilles ne sortent à l’impourveu et se perdent : après en les logeant convenablement en rusches bien apprestées. L’on n’est encores résolu quelles sont les abeilles s’en-volans des rusches, si ce sont vieilles ou jeunes : divers avis courans sur telle matière. Les Anciens tiennent estre jeunes celles qui attrouppées, sortent des rusches s’allans quester nouvelle habitation : à laquelle opinion, consentent la plus-part des mesnagers d’aujour-d’lui : tant pour la révérence de l’antiquité, que pour l’humanité et bienséance, laquelle commande le jeune céder au vieil, citais plusieurs recerchants les choses de plus près tiennent le contraire; fondés en ce que les abeilles qui s’en-volent, sont plus grosses que les autres, partant plus vieilles, leurs aages se discemans aucunement par la différence de la grandeur ou petitesse de leurs corps, et que les restantes dans la rusche, demeurent tout un temps, minces, sans bruit, comme nouvelles mesnagères. Fortifient leut avis, par la longue durée des rusches, infinies s’en voyans avoir demeuré fournies d’abeilles, les trente-cinq et quarante ans, voire davantage (contre l’opinion de Columelle, qui tient toute la rusche mourir dans dix ans) ce qui ne pourroit entre, si les jeunes quittoient la place aux vieilles, veu que Page des abeilles, n’est plus longue que de dix ans, suivant l’ancienne et commune opinion ; encores Virgile ne leur donne pour vivre, que sept années. Aucuns respondent à cela, que la grandeur de la rusche est cause de sa longue durée, attendu que les abeilles, vieilles et nouvelles, se comportent ensemble aisément, tant que la capacité du logis le permet : duquel ne se séparent que par faute d’habitation, et ainsi se renouvellent-elles, succédans les unes aux autres.

Or quelles soyent-elles, vieilles ou jeunes, n’importe, nous les recevons selon le commun usage. Deus ou trois jours donques devant leur sortie, elles signifient leur dessein, par certaine humeur dont elles baignent l’entour de la rusche en bas : par le murmure qu’elles font dans leurs rusches, plus grand que de coustume, comme bruit d’appareil d’armée : par l’assemblée de mousches, qui se faict devant et autour de la porte et tout-contre la rusche (que les bonnes gens de Languedoc appellent, faire barbe) surpassant de beaucoup en nombre, l’ordinaire trouppe qu’on void continuellement sortir et entrer. Pendant ce tempslà, elles prennent conseil du chemin qu’elles veulent tenir, et selon la curieuse recerche d’aucuns, leur roi avec sa garde, va visiter le lieu auquel il délibère oger sa trouppe, puis revenu, la met en campagne. Le gouverneur du ruscher prendra avis sur ces indices, des rusches que plus il doit tenir de près, afin de ne rien perdre, ne les abandonnant dés une heure de soleil, jusqu’à deux heures après midi, car rarement sur le soir, deslogent-elles. Et lors qu’il verra les abeilles quitter la rusche, prenans l’aer par trop haut, craignant qu’elles se dépaysent, les arrestera, avec son de bassins de cuivre, ou de clochetes, ou à leur défaut, de tuilles, qu’il frappera et fera doucement tinter, non rudement, afin de ne les despiter et faire escarter ; d’autant que le son véhément les pousse loin; et au contraire, le doux les arreste près; à cela sert aussi le battement des mains à faute d’autre chose, et la poussière jettée en haut, contre les mousches.

Les mousches de bon naturel, ne s’escartent plus outre que des arbres prochains sur lesquels communément elles se posent, ou sur quelque autre endroit eslevé, près du ruscher s’y assemblans tant uniment, que toute la trouppe paroist estre une seule masse, les abeilles se joignans l’une a l’autre par les pieds : pour laquelle cause, les Hollandois appellent les essoins, byeen (swerm byeen) comme voulans dire, quasi un, pour leur unité. Là le gouverneur ira prendre l’essoin, pour le loger en rusche bien préparée, nette et perfumée. Ce sera sans nulle attente, de peur que délayant tant soit peu, ne leur face changer de conseil, quittans leur premier repos pour aller ailleurs, en danger de les perdre : à quoi aussi, un vent, une pluie, ou autre accident survenans, les y pourroient bien contraindre. Et encores que les abeilles se laissent mieux manier sur le soleil couchant, qu’en autre partie du jour, ne retardera-on pourtant de les prendre devant telle heure, estant tous-jours meilleur, selon le proverbe, le ténir que l’attendre : mais non si asseuré est-il d’arrester l’essoin et l’engarder de s’en-fuir, par le couvrir d’un lingedeslié, comme aucuns veulent que périlleux de le perdre, pour les raisons dictes. La rusche, pour loger l’essoin, sera proprement nettoyée, lavée en dedans avec duvin fort, et frottée avec de la mélisse, du rosmarin, de la mente, et autres herbes odoriférantes. Elle sera portée auprès des mousches sur un linceul blanc, posée debout, toutes-fois pendant d’un costé, pour l’aisance d’y fourrer les abeilles, et ainsi affermie avec des pierres, y seront-elles mises tout doucement sans les effaroucher. Si c’est en quelques branchetes qu’elles se soyent arrestées, pendantes comme grappes de raisins, ne faudra que coupper subtilement la branche, et tout-d’une-pièce, la fourrer dans la rusche avec les abeilles. Ne le pouvant ainsi commodément faire, l’on prendra les mousches à lopins, avec une truelle de maçon, ou une grande cueiller, et petit à petit les mettra-on dans le nouveau logis, sans les presser frappant cependant doucement avec une pierre contre la rusche, comme pour les inviter â y entrer. S’estant l’essoin fourré au creux d’un arbre la chose en sera bien plus difficile; toutes fois on l’en retirera par le moyen d’une rusche mise auprès du trou de l’arbre, dans laquelle les mousches d’elles- esmes se remueront, par l’attrayante senteur dont elle sera perfumée comme dessus. La chose se fera aisément, pourveu que l’essoin n’y aie beaucoup séjourné, pour estre bien fascheux aux mousches de quitter le lieu auquel ja elles ont travaillé. D’autant que, comme a esté dict, elles ne demeurent jamais oisives, se mettans à besongner dés estre arrivées au premier logis qu’elles font sortans de leur rusche ; voire sur l’arbre mesme, auquel pour la première fois elles se sont arrestées, commencent à se bastir et accommoder. Ainsi sentans la bonne odeur du vaze perfumé, et le peu ou poinct de provision de leur premier logis, le quitteront volontiers pour s’y loger. Mais n’estant le lieu à propos pour y accommoder la rusche, pour la hauteur de l’arbre ou autre occasion, on tiendra une autre méthode : qui sera d’attacher un panier d’ozier, lavé et perfumé, au bout d’une longue perche, et l’approcher près des abeilles, lesquelles à cause de la bonne odeur du panier, s’y retireront, d’où par après on les remuera dans une rusche.

Quelques-fois, l’essoin se divise en deux ou trois bandes, tenant chacune son quartier, en danger de tout perdre, pour le mal que cause tousjours la division. Cela avient de la pluralité des rois, qui n’estans d’accord font sédition pour la souveraineté. Le remède est, ou d’accorder les rois par-ensemble, ou de n’en laisser qu’un en tout l’essoin, à ce que comme image de toute la monarchie, les abeilles soyent conduictes par un seul roi. L’on peut appaiser leurs fureurs quand ils s’entre-battent avec leurs bandes, les unes contre les autres, comme ennemis descouverts ; en leur jettant contre de la poussière des chemins et des liqueurs douces, comme eau et vin miellés ou vin cuit. Cela ne rencontrant, convient se deffaire des rois superflus, les recerchant dans les trouppes après s’estre appaisées et devenues coies, là doucement allant choisir ceux qui ne vous agréeront, ce qu’on fera à la main sans crainte d’estre piqué des abeilles, l’ayant au-paravent frottée avec de la mélisse. Telle recerche se fera seulement aux petites trouppes, de chacune desquelles ayant tué le roi, d’elles-mesmes par faute de chef, se rengeront sous le roi estant à la grande, à laquelle n’aurés touché. Ces rois se recognoissent à la grandeur de leur corps, excédant celle des communes abeilles, et en beauté de couleur aussi. Ils n’ont aucun éguillon, monstrans par là leur douce royauté, et le bon naturel des abeilles, qui mieux obéissent par raison que par force. Les rois s’engendrent dans les rusches, non du commun des abeilles, ains sortent de race distincte et séparée : car c’est d’une liqueur rouge qu’on treuve dans des trous, plus grands que les autres, au bout des rayons, à cela se conformant l’antique opinion grecque et romaine. De telle race, les abeilles tirent leurs rois, n’en avans jamais qu’un à la fois, à tout le moins en rusche bien qualifiée : demeurans tandis les autres comme princes du sang, sans charge, en attendant le besoin d’estre employés, quand par vieillesse ou accident, le régnant vient à défaillir. Des faux rois y a-il aussi dans les rusches, venans de dehors, comme bastars, pour tyranniser les mousches-à-miel. Ils sont laids à voir, sales, noirs, velus, surpassans en grandeur les bons, bruyent horriblement : en somme, sont du tout desagréables, par lesquelles marques facilement les discerne-on d’avec les vrais et légitimes.

Touchant les bourdons ou frelons, qu’en plusieurs endroits de Languedoc l’on appelle, abeillands, c’est une espèce d’abeilles naissant avec les bonnes. Virgile les appelle ignavum pecum, et aujour-d’hui en langue flamande sont appelles, broetbien, comme qui diroit abeilles couvantes. Ils ne travaillent ni en la cire, ni au miel : seulement en ce sont-ils utiles, que d’aider aux abeilles à couver leurs semences : au reste, sont grands despenciers, dévorans le miel. ; à eux accomparés les jeunes hommes desbauchés, faisans grande chère sans vouloir travailler. Ce peu de service qu’ils font, les faict aucunement supporter : et encores cestui-ci, qu’avenant que l’ouvrage des abeilles soit ravagé par les frelons, les abeilles (comme à quelque chose malheur est bon) en deviennent plus diligentes, pour en réparer les bresches : desquelles ruines s’esveillans de leur paresse, se remettent à travailler plus que jamais. Autrement, cuidans avoir tout faict, pour se voir riches, y auroit du danger que leur bon naturel ne se corrompist, dégénérant en oisiveté; et au bout d’un temps, par habitude les abeilles se rendre du tout inutiles. L’on ne souffre pourtant tout les bourdons, ni en tout temps; ains seulement jusqu’à ce que le miel est presques prest à vendanger : car alors pour le grand ravage qu’ils en feroient, les abeilles mesmes, et leurs gouverneurs en tuent tant qu’ils en peuvent attraper. En quoi n’y a point de perte pour le respect du couver des semences, veu qu’en ce temps-là, les jeunes avetes sont escloses; restans de frelons, parmi les abeilles, plus grand nombre qu’on ne voudroit, encores bien-qu’on tasche à les en oster.
Deux ou trois petits essoins pourra-on assembler dans une rusche, afin d’en faire une grande bande d’abeilles : à la charge que les essoins s’accordans, viennent en mesme jour et instant, pour ne pouvoir s’attendre l’un l’autre. Aussi de ne laisser qu’un roi en la rusche, pour les raisons dictes. Par mesure moyen, multiplie on aussi les abeilles qui se deschéent dans les vieilles rusches, par maladie ou accident : car en prenant deux ou trois minces rusches d’abeilles, on en fera une forte. Avec toutes-fois ceste considération que de prendre garde aux rois, tant qu on pourra : afin que par trop de commandeurs, guerre ne survienne parmi ce peuple, à sa totale ruine.

Les mois d’Avril et de Mai seulement, est le vrai temps pour les abeilles à essoinner: car les essoins qui viennent après ne sont qu’avortons, pour le peu de loisir qu’ils ont, de se bastir et faire du miel pour vivre en hyver, la meilleure saison s’en estant escoulée, qui est le cueur du printemps. Donques de tels tardifs essoins, ne faut avoir grande espérance : non pas mesme se donner beaucoup de peine de les recevoir, si l’abondance d’abeilles qu’y verres ne vous y incite. Ce terme n’est pourtant limité pour tous pays et climats, c’est seulement pour les chauds, car quant aux froids, ainsi que les autres fruicts de la terre, les abeilles y sont tardives. II avient souvent que des nouveaux essoins en sortent d’autre, la première année : mais c’est des plus primerains, et qui par la félicité du temps, auront rempli leur maison. Pour laquelle cause aussi, une vieille rusche en produira plusieurs, en mesmes saison, comme deux ou trois, à l’honneur du gouverneur de l’apier, par là se manifestant sa diligence : car de bestail mal entretenu, jamais ne se void telle abondance….

Bulletin N°27 Mai 1999