Scène apicole d’autrefois

La scène se passe dans les Vosges, sous le règne de Louis XVIII (1815 à 1824), début septembre.
Le narrateur, M.Florence, est le maître d’école, ce qui à cette époque, le subordonne au curé, M. Jannequin. (L’instituteur est plus ou moins bedeau, chantre, organiste…).
La récolte se fait en « férocité » mais Florence a le souci de ménager les abeilles.

<< Un jeudi, vers une heure, Mlle Suzanne, la servante de M. le curé, vint me prévenir que mon maître m’attendait au jardin du presbytère, pour lever le miel de ses ruches, selon notre habitude.
Je m’y rendis aussitôt. Il faisait un beau temps d’automne assez chaud ; les abeilles tourbillonnaient par milliers dans l’air.
Mr le Curé avait déjà préparé les masques en fil de fer, avec leur grand sac retombant sur les épaules, comme le capuchon des ramoneurs, et les gants de grosse toile qui vous remontent jusqu’aux coudes. J’avais eu le soin de fourrer mon pantalon dans mes bottes, car ces insectes laborieux n’aiment pas qu’on les pille, ils s’introduisent partout, par esprit de vengeance.
Les grandes cuillères tranchantes et les pots étaient aussi prêts, avec le vieux torchon de linge, pour enfumer les ruches ; c’est toujours par là qu’on commence.
J’arrivai donc tout joyeux et M. le curé me dit en riant :logo-e8
« Eh bien, monsieur Florence, cette fois nous allons faire un joli butin ; les fleurs n’ont pas manqué cette année, ni la miellée non plus, je parierais pour trente livres de miel par ruche, l’une dans l’autre.
il faut voir, il faut voir, monsieur le curé, lui répondit-je ; bien des fois on se trompe : on croit n’avoir rien et on a beaucoup ; on croit avoir beaucoup et l’on n’a rien ! Et puis il faut ménager aussi la nourriture des abeilles pour l’hiver ; parès un été si chaud, nous devons avoir un hiver long et rigoureux.
Vous avez raison dit-il. Eh bien, habillons-nous ».
Il avait ôté sa soutane. J’ôtai mon habit et je passai ma blouse ; puis ayant mis nos masques, bien rabattu nos capuchons, et tiré nos gants, j’avertis Suzanne de fermer les fenêtres du presbytère, pour ne pas perdre beaucoup d’abeilles, qui s’acharnent à suivre les gens jusqu’au fond des chambres. Après quoi, dans la cuisine, je pris quelques braises et nous sortimes.
On aurait dit que les mouches devinaient ce que nous allions faire, car elles qui nous laissaient approcher tous les jours, en une minute nous couvrirent des pieds à la tête ; elles bourdonnaient autour de mon masque ; mais tous celà ne servait de rien, il fallait y passer !
Je commençai donc à enfumer, promenant mon vieux linge sur la pelle avec les braises, devant les trois grosses ruches du milieu, pendant que M. le curé soufflait.
A l’odeur de la fumée toutes se mirent à déguerpir. Alors passant dans le rucher derrière, je retournai le premier panier ; et les abeilles étant parties, sauf un petit nombre qui restaient là comme engourdies, je me mis à découper les premiers rayons du dessous.
M. le curé me présentait les pots, et je plaçait délicatement les rayons dedans, les uns sur les autres. C’était une cire blanche comme de la neige, et le plus beau miel qu’il soit possible de voir, transparent, couleur or.
La chaleur était grande ; beaucoup de mouches revinrent, il fallut recommencer à les enfumer.
Nous passâmes ainsi en revue les dix ruches de M.Jannequin, ayant soin de ménager les plus jeunes, nouvellement essaimées, qui n’avaient pas eu le temps de faire leur provisions.
Cela ne nous empêchera pas d’approcher des trente livres dont avait parlé M.Jannequin, huit grands pots étaient pleins. J’avais eu soin de ménager les jeunes abeilles, encore sans ailes, et renfermées en forme de petites chenilles blanches dans les cellules ; c’est l’espoir de l’avenir, les maladroits en font périr beaucoup trop.
A la fin nous remîmes tout en place, après avoir enduit le dessous des paniers de terre glaise, pétrie avec de la bouse de vache, qui seule empêche le froid d’entrer. Il n’y a pas d’autre mot pour le dire, et c’est pourtant un bon conseil à donner aux éleveurs.
Enfin, faisant ces réflexions, je rêvons finir l’ouvrage. Nous portâmes les pots dans une petite chambre derrière, où M.Jannequin avait ses fleurs en hiver, et ses instruments de jardinage.
Suzanne, en nous voyant entrer, se sauva bien vite ; les vitres étaient couvertes de mouches, M. le curé, riant, criait:
« Suzanne, venez donc goûter notre miel! »
Merci, merci, monsieur le curé, criait-elle derrière la porte ; je le goûterai plus tard ».
En nous égayant de la sorte, après avoir bien enfumé, nous pûmes enfin nous débarrasser de nos masques, de nos gants et de nos ustensiles.
La quantité de miel que nous venions de lever était énorme ; M. le curé, bien content alla lui-même prendre une assiette à la cuisine, il mit dessus trois des plus beaux rayons et me dit :
« Voici pour vous, mon cher monsieur Florence, je vous remercie du concours que vous avez bien voulu me prêter.
Je suis toujours à votre service, monsieur le curé, lui répondis-je.
Je le sais, fit-il, et je vous en remercie. Allons au revoir! »
Alors je sortis avec mon assiette, que j’eus soin de couvrir. Quoiqu’il se fût passé près d’une heure depuis le fin de l’opération, des milliers d’abeilles, enivrées par la fumée, tourbillonnaient encore partout ; mais elle commençaient portant à rentrer, et c’est à peine si trois ou quatre des plus acharnées me poursuivirent sentant l’odeur de mon miel et voulant le ravoir. Enfin j’arrivais chez nous et je refermai bien vite la porte.
Ma femme et Julienne furent émerveillées des beaux rayons que j’apportais, et tout de suite on les mit au frais dans le garde manger.>>

Erckmann Chatrian « LES DEUX FRERES » (Les Rantzan)

Bulletin N°37 Mai 2002