Publius Vergilius Maro (dit Virgile)

Un grand merci à notre reporter René BERCHOUD de Néronde qui s’est spécialisé dans la collecte de témoignages d’apiculteurs vétérans dont vous avez déjà pu apprécier l’art du récit lors de précédentes publications. Il nous a fait l’amitié de nous envoyer un long article suite à une rencontre peu banale. Nous vous laissons apprécier…

PUBLIUS VERGILIUS MARO (dit Virgile)

Pour sûr certains membres du syndicat le connaissent, mais peut être pas tous, vu qu’il est né en 70 avant J.C. Comme il a composé entre 37 et 30 avant J.C. un grand poème agricole : « les GEORGIQUES » dont le quart est consacré à l’apiculture, votre « Abeille du Forez » se devait de solliciter son avis. Ne reculant devant aucun sacrifice, elle a mis au point une machine à voyager dans le temps grâce à laquelle notre reporter René B. a pu rencontrer le poète.

L’entretien, naturellement, s’est déroulé en latin, mais pour plus de commodité nous en donnons la version française, avec seulement quelques sous-titres en V.O. Le texte original complet est vérifiable dans l’édition « Les belles Lettres » pages 57 et suivantes.

R.B. – Cher Monsieur Virgile, pourriez vous tout d’abord nous donner votre avis sur l’emplacement à choisir pour le rucher. Virgile – Il faut une résidence où les venus n’aient point accès (neque sit ventis aditus) où les brebis et les chevreaux pétulants ne bondissent pas parmi les leurs. Qu’elle soit éloignée aussi des lézards aux dos écailleux, des guépiers et autres oiseaux, surtout hirondelles, qui les saisissent en plein vol pour les porter à leurs nichées impitoyables.

Qu’il y ait là par contre des sources limpides (liquidi fontes), des mares vertes de mousse, ou un mince ruisseau fuyant parmi le gazon (fugiens per gramina rivos). Cela incitera les essaims printaniers à se poser à proximité. Seront bienvenus alentours serpolet, sarriette et violettes, ainsi que des troncs de saule olé de grosses pierres, comme autant de ponts pour les abeilles…

R.B. – Merci pour ces précieuses indications. Pouvez-vous nous guider dans la fabrication de la ruche ?

Virgile – Raboute des écorces creuses ou tisse de flexibles brins d’osier. Donne leur des ouvertures étroites (angustos aditur) car le froid de l’hiver solidifie le miel. Ce n’est pas sans raison que, dans leurs abris, elles s’évertuent à enduire de cire les moindres fissures et à garnir le bord de propolis, en recueillant une gomme plus visqueuse que la glu (gluten et visco).

R.B. – Un problème qui préoccupe toujours les apiculteurs, c’est l’essaimage : que préconisez-vous quand il se produit.

Virgile – » Quand tu verras en levant les yeux l’essaim déjà échappé de la ruche voguer vers les astres du ciel (ad sidera caeli et que tu l’apercevras avec surprise, nuée sombre emportée par le vent, observele : ce sont toujours des eaux douces et un abri de feuillage (aquas dulcis et fronderas) qu’il veut atteindre. Donc en ces lieux répands de la mélisses broyée ; fais – y tinter le bronze et agite à l’entour les cymbales de Cybèle, la mère des dieux : d’elles-mêmes les abeilles se poseront sur l’emplacement ainsi imprégné.

R.B – Je ne manquerai donc pas d’acheter une paire de cymbales pour mon rucher, mais connaîtriez-vous quand même un moyen de calmer des ruches essaimeuses ?

Virgile – Tu empêcheras leurs esprits inconstants de se livrer à de vains combats sans peine : enlève aux reines leurs ailes, et personne n’osera prendre la route des airs.

R.B. – Il suffisait d’y penser. Mais que faire en cas de pillage ?

Virgile –  » Si elles sortent pour combattre- car souvent la discorde éclate… tout de suite on peut deviner de loin l’émoi belliqueux qui agite les coeurs. Un bourdonnement se fait entendre, qui rappelle la musique saccadée des Trompettes (fractos agnitus unitata tubarum) : alors elles se regroupent, affairées, agitent leurs ailes aiguisent leurs dards avec leurs trompes .. Elles se massent devant le prétoire et provoquent l’ennemi à grands cris, puis s’élancent hors des portes de leur cité pour engager la bataille dans les hauteurs de l’éther (aethere in alto)

R.B – Ciel ! Que faire alors, je vous prie §?

Virgile – En jetant un peu de poussière (pulveris) on les réfrène, on les apaise…

R.B. – Et au sujet des bourdons, que pensez-vous ?

Virgile – Ils sont laids et hirsutes, semblables au crachat que le voyageur altéré, qui vient de marcher dans une poussière épaisse rejette de son gosier desséché (aridus). Les autres abeilles brillent et resplendissent, jetant les feux de leurs corps tachetés de gouttes d’or symétriques : c’est la race qu’il faut préférer.

R.B. – Vous êtes donc partisant de italienne, apis ligustica (vous voyez que je parle latin moi aussi). Vous en êtes content ?

Virgile – Quand le soleil d’or a mis l’hiver en fuite, aussitôt les abeilles parcourent les pacages et les bois, butinent les fleurs éclatantes, et d’une aile légère effleurent en y buvant la surface des cours d’eau. II y a deux saisons pour la récolte : l’une lorsque la Pléïade Taycete a montré à la terre son beau visage printanier ; l’autre quand le même astre, fuyant la constellation pluvieuse du Poisson, descend tristement du ciel dans Ies ondes hivernales. Mais n’oublie pas d’abord de puiser de l’eau pour t’en asperger, purifie-toi la bouche, et tiens devant toi un brandon qui répand partout ses fumées, sinon la colère des abeilles passe toute mesure. Si on leur fait du mal, elles piquent en insufflant leur venin dans les blessures, abandonnent leur dard dans les veines où elles s’agrippent, et rendent l’âme dans la plaie.

R.B. – Et on risque le choc anaphylactique comme Bruno au col des Pradeaux. Mais le spectacle des ruches au travail mérite bien ces petits inconvénients…

Virgile – Transportées de je ne sais quelle douce ardeur, elles choient leur progéniture et leurs nids, qu’elles élèvent en commun. Elles mettent en réserve pour la communauté ce quelles ont butiné. Souvent aussi, elles transportent de petits cailloux, ce qui leur permet de se maintenir en équilibre dans les nuées inconsistantes.

R.B. – C’est bien conçu tout ça !

Virgile – Les unes, enfermées dans l’enceinte de leur demeure, emploient les larmes des fleurs et la gomme visqueuse des écorces pour poser les premières assises des rayons ; puis elles y fixent, de haut en bas, la cire tenace (tenacis ceras) . D’autres accumulent un miel très pur et bourrent les alvéoles d’un nectar limpide. Il en est à qui la garde des portes est échue par le sort : à tour de rôle, elles observent les eaux et les nuées du ciel (speculantur aquas et nubila coeli) ; ou bien elles reçoivent les fardeaux de celles qui rentrent… C’est un bouillonnement de travail ! Le matin, elles se précipitent hors des portes, point de retardataire nulle part ! Puis, quand Vesper les a invitées à cesser de butiner, elles regagnent leur logis pour réparer leurs forces ; alors elles bourdonnent autour du seuil de la ruche. Puis, quand elles ont pris place dans leurs chambres, le silence croît avec la nuit, et le sommeil s’empare de leurs membres fatigués. Ainsi préparent-elles le miel doux et limpide propre à corriger l’âpre saveur de Bacchus.

R.B. – Ah oui, le vin miellé. A propos, vous méritez bien un verre de mon hydromel, après ce long discours.

Virgile – Bonus, bora, bonum. Oui, la vie des abeilles est sujette aux mêmes accidents que la nôtre. Malades, elles changent de couleur. Une maigreur hirsute altère leurs traits ; puis elles transportent hors du logis les cadavres de leurs soeurs, et mènent le cortège funèbre. Ou bien elles s’immobilisent toutes à l’intérieur de leurs demeures closes, abattues par la faim et paralysées par l’étreinte du froid (contracte frigore pigrae). Alors elles font entendre un bruit plus grave, un bourdonnement prolongé, ainsi la mer démontée siffle quand les vagues refluent…

R.B. – Que faire en ce cas ?

Virgile – Je recommanderai de brûler dans la ruche les parfums du galbanum et d’y introduire du miel au moyen de tuyaux de roseaux, ou des vins doux épaissis par une longue cuisson.

R.B. – Mais si soudain s’éteint l’espèce tout entière. (tiens, un alexandrin !)

Virgile
 – C’est le moment d’utiliser la mémorable découverte d’Aristée.
On se procure un veau de deux ans ; on l’étouffe en lui obstruant les deux naseaux et la bouche ; puis on lui meurtrit les chairs pour le désagréger sans endommager la peau. On l’abandonne en cet état dans un réduit bien clos. Le liquide échauffé dans les os amollis fermente, et l’on peut voir des êtres aux formes étranges, d’abord privés de pattes, mais qui bientôt font siffler leurs ailes, grouillent, et prennent peu à peu possession de l’air léger, puis s’élancent comme les flèches décochées par l’arc des Parthes agiles.

R.B. – Et on obtient une nouvelle colonie ?

Virgile – Oui. Le berger Aristée avait perdu toutes ses abeilles ; mais étant fils d’Apollon, il obtint cette recette du dieu Protée, grâce à l’aide des nymphes et de ses phoques. C’est une très longue histoire, que j’expose au 4 éme chant des Géorgiques du vers 315 au vers 566.

R.B. – Nos lecteurs s’y reporteront, cher maître, car notre bulletin n`y suffirait pas Pouvons-nous vous demander encore un mot de conclusion ?

Virgile – Les abeilles ont en elles une parcelle de l’intelligence divine…

R.B. – C’est ce que je pensais en roulant en voiture… On ne peut qu’admirer l’auteur de la nature… (tiens, encore deux alexandrins).

René BERCHOUD

Bulletin N°24 Mai 1998